jaguars et bétail

Eduardo Franco Berton se demande : Bolivia ¿ Es posible la conservación de jaguares en un área ganadera ? En Bolivie, est-il possible de conserver des jaguars dans les zones d’élevage de bétail ?

"Entre chasse et déforestation pour l’agriculture, surgit le projet La Ruta del Jaguar [La route du jaguar], qui cherche à promouvoir au moyen de l’écotourisme la protection du félin le plus grand et le plus emblématique d’Amérique.

Des jaguars peuvent-ils cohabiter avec une activité d’élevage ?
Quels sont les avantages de la conservation de la forêt primaire pour les troupeaux ?

Par un matin chaud et humide d’été, le thermomètre indique 41°C. Nous marchons depuis plus de deux heures sur un sentier de sept kilomètres au cœur de San Miguelito, une zone d’élevage de 3 300 hectares de la commune de Cuatro Cañadas, dans le département de Santa-Cruz. Nous avançons sur ce qu’on appelle la "Ruta del Jaguar" en suivant un GPS qui doit nous amener à une caméra-cachée installée dans un arbre de cette forêt dense. Ronald Céspedes, guide local, passe devant et coupe avec sa machette bien aiguisée les mauvaises-herbes et les branches qui encombrent le chemin. Tout à coup, il s’arrête et regarde le sol puis il pointe quelques chose avec sa machette.

« Une trace de jaguar ! Ces traces sont encore fraîches. Ce jaguar est bien grand et doit être passé par ici il y a 30 minutes à peine. »

Alors que nous prenons des photos, nous nous rendons compte que ce sont en fait des dizaines de traces fraîches dans la boue humide qui suivent le même sentier que nous. Nous continuons notre chemin en suivant la trace du grand félin. Au bout de quelques minutes le GPS indique que nous sommes arrivés à destination. Duston Larsen, l’un des responsables du projet, s’approche précautionneusement de la caméra et récupère la carte-mémoire. Il regarde tout de suite le contenu et dit avec émotion : « Nous avons la première image de jaguar de l’année 2017 : c’est un bon jour pour San Miguelito ! »

La caméra montre un jaguar incroyable, filmé il y a une heure à peine, se baladant en toute tranquillité. Normal, nous sommes sur son territoire. Encore un jour sur La Ruta del Jaguar, le projet d’écotourisme qui se développe dans la zone d’élevage San Miguelito.

Un jaguar mâle possède un territoire de 50 km² à 150 km², qu’il marque avec des odeurs et des signes visuels, comme l’urine, les déjections et les égratignures dans le sol et sur les troncs. Ils pèsent entre 80 kg et 150 kg.

Anai Holzmann, coordinatrice du projet, explique que San Miguelito est une zone de 3 300 hectares qui a été prise comme modèle pour le projet La Ruta del Jaguar, dont l’objectif principal est de réduire la chasse aux grands félins dans l’une des zones agricoles en plus forte expansion. Avec l’appui de l’organisation Nick’s Adventures Bolivia, on a initié un projet basé sur le Jaguar (Panthera onca), communément appelé "tigre" en Bolivie, promouvant l’arrêt de la chasse et utilisant la compensation financière pour la perte de bétail causée par des attaques de jaguars.

Le projet peut compter sur l’appui de quelques institutions publiques et privées qui cherchent à mettre en valeur cette espèce et à la conserver, tout d’abord en éduquant et en informant les éleveurs de la zone sur les mesures existantes de médiation et de prévention dans le conflit avec le jaguar, puis en leur démontrant que ce problème peut se changer en opportunité, en utilisant l’image de cette espèce emblématique.

Selon des recherches réalisées par la Wildlife Conservation Society [Société de conservation de la vie sauvage] et le Musée d’histoire naturelle Noel Kempff Mercado cette zone est un exemple de conservation pour l’Amérique latine. Un rapport de 2007 écrit par les biologistes Rosario Arispe, Damián Rumiz et Andrew Noss confirme la présence de six espèces de félins différentes, sur les neuf qui ont été repérées dans le pays : le jaguar (Panthera onca), le puma (Puma concolor), l’ocelot (Leopardus pardalis), le margay (Leopardus wiedii), le chat de Geoffroy (Leopardus geoffroyi) et le chat gris (Puma yaguarondi).

La zone comporte divers belvédères naturels et 15 kilomètres de sentiers écologiques, où se trouvent 20 caméras-cachées, qui ont permis de prouver la présence d’environ 10 jaguars adultes, quelques petits et plusieurs autres félins. Mais ces caméras permettent aussi de contrôler l’abondante faune sauvage qui habite cette zone, et qui comporterait 99 espèces de mammifères, dont 40 de taille moyenne ou grande, selon les données de la Wildlife Conservation Society et du Musée d’histoire naturelle Noel Kempff Mercado. L’existence de cette grande biodiversité a été favorisée par la confluence de deux provinces biogéographiques dans cette zone : le Cerrado (et son influence amazonienne) et le Chaco Boreal.

Les bénéfices de la conservation
Le GPS indique que nous sommes à 1,7 kilomètres d’une caméra-cachée. Sur le chemin nous apercevons un groupe de cochons tropicaux (Tayassu pecari) sur la montagne. Ils sont une trentaine ; nous essayons de nous approcher un peu mais les mâles deviennent agressifs et le craquement de leurs canines nous oblige à reculer. C’est un avertissement pour que nous restions à distance. Le groupe se rend compte de notre présence et commence à crier, créant le chaos dans le troupeau. Les cochons fuient dans un énorme brouhaha, formant d’énormes vibrations dans le sol.

« Il faut faire attention. J’ai entendus des histoires de cochons tropicaux qui ont poursuivi et attaqué des humains. C’est un animal vraiment craint à la campagne. », nous dit Ronald Céspedes.

Duston Larsen m’explique que San Miguelito a une politique stricte de conservation et que la chasse d’animaux sauvages (très fréquente dans d’autres zones de la région) est défendue depuis 1986. « Les propriétaires terriens de la zone ont un contrat particulier avec leurs ouvriers agricoles, et leur donnent chaque mois de la viande. En échange, ils s’engagent à ne pas chasser les animaux sauvages. »

Damián Rumiz, Docteur en biologie de la vie sauvage à l’Université de Floride, a travaillé longtemps pour la Wildlife Conservation Society à Santa-Cruz. Depuis presque vingt ans il se promène dans la zone San Miguelito pour ses études sur la vie sauvage et la supervision des équipes de biologistes qui y travaillent.

Dans la publication El Jaguar o Tigre en Bolivia [Le Jaguar ou le Tigre en Bolivie] de la Fondation Simón Patiño, Rumiz explique que le régime du jaguar est très varié et dépend des proies disponibles et de leur abondance relative, qui sont déterminées par les types d’habitats où elles peuvent chasser. Il s’agit de mammifères comme les cochons tropicaux, les taitetúes (Pecari tajacu), les capibaras (Hydrochoerus hydrochaeris) et les cerfs (Mazama spp.), pour les proies les plus grandes et les plus fréquentes. Mais selon l’endroit, on trouve aussi beaucoup de tatous (Dasypus novemcinctus), blaireaux (Nasua nasua), jochis (Dasyprocta spp.), lapins sauvages ou tapitís (Sylvilagus brasiliensis), carachupas (Didelphis marsupialis) et même des souris. La zone de chasse d’un jaguar mâle varie entre 50 km² et 150 km² ; celle d’un jaguar femelle entre 25 km² et 50 km². Pour trouver à manger et pour contrôler leur territoire, ils se déplacent parfois sur 10 km en une seule journée, en fonction des conditions du moment.

Contrairement aux autres zones d’élevage, dans San Miguelito l’interdiction de la chasse d’animaux sauvages et la conservation de la forêt, aidées par les activités d’élevage voisines, ont permis l’abondance de proies pour les jaguars. Comme l’explique Rumiz, cela diminue la probabilité d’attaques du bétail, qui se produisent principalement quand les jaguars manquent de proies.

Nous laissons derrière nous les kilomètres de sentiers à la végétation exubérante pour poursuivre notre parcours sur les eaux sombres de la rivière San Julián. Un tapis vert de taropes (plantes aquatiques) rend plus difficile notre avancée sur l’eau. Sur le trajet, quelques caïmans craintifs heurtent notre canoë puis plongent brusquement. « Comme les sons de la nature sont beaux », commente Larsen. 223 espèces d’oiseaux ont été repérées dans les différentes zones de San Miguelito, rendant les lieux particulièrement attractifs pour les observateurs d’oiseaux.

Mais plus loin notre guide observe des traces de campement improvisé. Nous nous approchons du bord et récupérons des ordures autour des cendres d’un feu-de-camp. Des petites bouteilles plastiques d’alcool ont été laissées, ainsi qu’un paquet de cigarettes vide, des cigares et un sac de feuilles de coca. « Quelqu’un est venu ici hier soir. Parfois des chasseurs illégaux passent par la rivière San Julián et tuent n’importe quel animal qui se trouve sur le bord. Il y a des gens sans scrupules », dit Larsen énervé.

Don Adolfo et la réalité tragique des jaguars en Bolivie
Don Adolfo Pizarro a 83 ans, le visage souriant et la forme d’un homme beaucoup plus jeune. Ses sept filles et ses sept petits-enfants nous observent pendant que nous parlons dans la cour devant sa maison, où il nous reçoit avec beaucoup de gentillesse. Mais derrière son sourire joyeux se cache une histoire obscure : un palmarès de 65 jaguars chassés en 30 ans de travail comme gardien d’une ferme de la zone.

« Une fois, les huachas (les veaux) ont commencé à brailler. Je suis monté dans un petit arbre pour surveiller et après cinq minutes un jaguar est apparu. Je l’ai vu se jeter dans l’enclos et en deux bonds sortir un huacha de la basse-cour. Je me suis mis sur le côté et j’ai vu deux autres jaguars arriver derrière lui. Apparemment, c’était une mère et ses deux petits, mais ils étaient presque de la même taille qu’elle. Le jaguar s’est jeté sur sa proie pour la manger pendant que les deux autres le regardaient assis. J’ai attrapé mon fusil de chasse et je lui ai tiré dans la tête, il est resté au sol, mort. Les petits ont fui vers la montagne et mes trois chiens ont commencé à les poursuivre. Je suis descendu de l’arbre et je les ai suivis. Cette nuit-là j’ai tué trois jaguars. »

Je lui ai demandé s’il regrettait de les avoir tués et il m’a dit que non. « J’avais l’ordre de tuer tous les jaguars nuisibles ; je ne chassais pas ceux qui ne causaient pas de problème. J’étais payé pour surveiller les vaches et si je ne tuais pas les jaguars, je ne faisais pas mon travail », a expliqué Pizarro.

C’est ce qui arrive aujourd’hui encore dans certaines fermes et certaines communautés rurales de Bolivie, où l’espèce est perçue comme un problème, et où on récompense même les gardiens pour chaque jaguar chassé. Selon Damián Rumiz, dans les rapports sur 85 fermes de la région de Santa-Cruz, en seulement 4 ans, 347 individus sont morts suite à des problèmes avec le bétail. Mais pour la biologiste Rosario Arispe, ce nombre de jaguars chassés reste faible si on prend en compte la situation des zones d’élevage des Basses-terres, où cette espèce est considérée comme une menace pour les animaux domestiques.

Les femelles jaguar donnent naissance en général à deux petits par portée, qu’elles gardent dans le terrier durant trois mois.
L’aire d’habitat du jaguar a subi une diminution de 46 % selon une évaluation de 2002, provoquant une importante baisse de population.

Dans la liste rouge de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), on trouve Panthera onca dans les espèces presque menacées au niveau mondial. Et elle a été considérée comme "vulnérable" dans l’évaluation nationale réalisée par le Libro Rojo de la Fauna Silvestre de los Vertebrados de Bolivia [Livre rouge de la faune sauvage des vertébrés de Bolivie] en 2008. La chasse et la destruction de son habitat par la modification des paysages naturels, ont poussé cette espèce des 75 % du pays où elle vivait à un peu moins de 50 %. À cette cause principale de mortalité, Rumiz explique que récemment s’ajoute une nouvelle incitation au commerce illégal des canines, des griffes et d’autres parties des jaguars vers le marché asiatique des médicaments et des bijoux.

Mais dans San Miguelito le plus grand félin d’Amérique a de meilleures chances de survie. Et la totalité des recettes générées par le tourisme est destinée à la protection des jaguars. « Nous n’avons pas beaucoup d’attaques. Et le nombre de morts n’a pas dépassé 20 têtes de bétail par an. En 2016 le projet a réussi à compenser entre 80 % et 90 % de ces pertes avec les revenus du tourisme », explique Larsen.

En comparaison des autres fermes, ces pertes faibles sont dues en partie à la bonne gestion du bétail avec l’expérience des buffles gardes-du-corps. Larsen nous explique que les éleveurs séparent les buffles nouveau-nés de leur mère pour que le bétail ordinaire les adopte, et « ces animaux grandissent en pensant qu’il sont des vaches normales. Ainsi, les buffles apprivoisés ont un comportement de défense, et les jaguars craignent leur plus grande agressivité, leur taille et leur force, puisqu’ils pèsent entre 900 kg et une tonne. Cette technique a aidé à diminuer les attaques dans les fermes utilisant des buffles gardes-du-corps ».

Chaque buffle garde-du-corps protège un troupeaux de 100 à 150 têtes.

Ces félidés [les jaguars] peuvent être actifs de jour comme de nuit, et montrent une pointe d’activité à l’aube et au crépuscule.

San Miguelito : le dernier refuge de vie sauvage ?
Selon l’Atlas Socioambiental de las Tierras Bajas y Yungas de Bolivia [Atlas socioenvironnemental des Basses-terres et des Yungas de Bolivie] de la Fondation Amigos de la Naturaleza [Amis de la Nature], le département de Santa-Cruz dispose de la plus grande surface de terre destinée aux activités agricoles : 9,1 millions d’hectares au total jusqu’en 2010. Dont plus de 3 millions d’hectares destinés à l’usage agricole et 6,1 millions d’hectares à l’élevage, soit 26 % du territoire du département.

San Miguelito se trouve dans la zone connue comme le grenier à céréales de la Bolivie ou “Tierras bajas del Este” [Basses-terres de l’Est], dans la commune de Cuatro Cañadas, voisine de la commune de San Julián, deux des municipalités à la plus grande surface déforestée par an dans le pays. Dans cette région de Bolivie, des milliers d’hectares de forêt ont été remplacés par de grands champs de soja.

Selon les études de la Fondation Amigos de la Naturaleza, la municipalité de Cuatro Cañadas a perdu environ 345 000 hectares de forêt, c’est-à-dire 78 % de son territoire. Et dans la municipalité de San Julián 404 000 hectares ont été déforestés, 71 % de son territoire. Les deux municipalités occupent respectivement les deuxième et troisième places des dix municipalités avec la plus grande surface déforestée dans les Basses-terres et les Yungas.

À l’opposé, une grande partie de la forêt de San Miguelito et des zones d’élevage limitrophes sont dans un excellent état de conservation. La zone est ainsi considérée comme l’un des derniers refuges naturels de vie sauvage des Basses-terres du département de Santa-Cruz, un sanctuaire au milieu d’une région de paysages agricoles sérieusement abîmés."

L’article de Eduardo Franco Berton est inspiré d’études de Mongabay : une organisation qui "cherche à sensibiliser le public et à éveiller l’intérêt envers la faune et la flore, tout en étudiant l’impact des nouvelles tendances de la technologie, du climat, de l’économie et de la finance sur la conservation et le développement".

Pour voir les images du jaguar filmé en caméra-cachée : l’article en Espagnol.