La France regarde la Suède
Entretien
Philippe Aghion
Economiste, professeur au Collège de France
Ne peut-on pas dire qu’objectivement, les mesures prises par le gouvernement depuis son entrée en fonction constituent une politique en faveur des plus riches ?
Il y a, en réalité, deux interprétations de cette politique. Soit le gouvernement mène effectivement une politique de droite en faveur des gens favorisés - mais je ne le crois pas -, soit il tente de faire converger la France vers les "bonnes pratiques" des pays progressistes de type scandinave tout en respectant les spécificités hexagonales.
La Suède avait notamment flexibilisé son marché du travail et mis en place, dans les années 1990, une réforme fiscale imposant une flat tax sur les revenus du capital, tout en conservant une fiscalité progressive sur les revenus du travail. Les Suédois ont même supprimé l’impôt sur les successions. Et cette politique a fonctionné : elle a permis de booster l’innovation et de quadrupler la croissance de la productivité. Du côté des inégalités, la progression de la part des richesses détenue par le 1 % les plus riches du pays n’a pas empêché de préserver la mobilité sociale des 99 % restants.
Si Emmanuel Macron se situe dans cette optique scandinave, son gouvernement devra très rapidement compléter ses premières mesures par une réforme ambitieuse de l’assurance chômage, une hausse de la prime d’activité, une baisse des charges sociales pour les salariés et un investissement massif dans l’éducation et la formation professionnelle. Le gouvernement vient de mettre en place le volet "flexibilité" du marché du travail, il lui faut désormais s’attaquer au volet "sécurité". Il faudra donc rester vigilant dans les mois à venir.
Peut-être, mais sa volonté d’abaisser fortement les dépenses publiques ne l’oriente-t-elle pas plutôt vers le modèle anglo-saxon d’une protection sociale restreinte aux plus pauvres ?
Il y a effectivement un danger et des arbitrages à peser. L’attribution de prestations sociales sous conditions de revenu crée toujours des clivages. A l’inverse, si on leur donne un caractère universel - sans nécessairement parler de revenu universel -, cela permet de faire sortir ces différends du débat public. En voulant rendre l’assurance chômage accessible à tous, y compris aux démissionnaires et aux indépendants, le gouvernement va dans la bonne direction. Compte tenu du coût de ces mesures, cela devra sans doute être mis en place de façon progressive, en intégrant dans un premier temps les indépendants, puis les démissionnaires une fois que nous serons sortis de la procédure européenne de déficit excessif.
Les ordonnances adoptées en septembre n’ont pas renforcé le pouvoir des salariés dans l’entreprise. Or, celui-ci est au coeur des succès allemands ou scandinaves.
En France, nous avons clairement un problème de climat insatisfaisant dans les entreprises et de mauvais traitements des salariés. Thomas Philippon le soulignait déjà il y a quelques années. Un vrai débat doit s’ouvrir : la citoyenneté ne peut pas s’arrêter aux portes de l’entreprise ! L’unification des comités (CE, CHSCT, DP) va cependant, à mon sens, dans la bonne direction, même s’il faudra en effet le vérifier. De plus, au final, le gouvernement a tout de même conservé un certain nombre de prérogatives aux branches d’activité pour donner des garanties aux salariés dans les entreprises.
La baisse de la fiscalité sur le capital va coûter cher aux finances publiques. Comment compenser ces pertes ?
Si on décidait de ne pas respecter la règle des 3 %, cela nous ferait perdre toute crédibilité en Europe. Il est donc préférable de respecter ce seuil dans un premier temps - ce qui sera possible notamment grâce à un surcroît de croissance - pour pouvoir ensuite mener des politiques macroéconomiques plus souples.
Du côté des dépenses supplémentaires, la priorité doit être donnée au financement des réformes de l’assurance chômage et de la formation, déjà évoquées. Je crois que tant que cela n’aura pas été fait, nous ne pouvons pas nous permettre de dépenser un euro ailleurs, y compris pour lancer les autres volets du "programme d’investissements d’avenir" présenté récemment par Jean Pisani-Ferry.
A plus long terme, nous pourrons engager des négociations au niveau européen en faisant valoir les réformes mises en place en France. Bien que cela soit compliqué à négocier avec les Allemands, nous pourrions imaginer un fonds européen qui puisse aider les pays à faire face au coût de transition élevé engendré initialement par des réformes, comme par exemple l’ouverture de l’assurance chômage aux démissionnaires.
Emmanuel Macron veut également réformer l’Etat...
Une réforme de l’Etat est effectivement indispensable pour nous assurer que les ressources rares dont nous disposons sont bien utilisées. De même que nous manquons encore d’une culture de la compréhension du bien-être en entreprise, il faut instaurer en France une culture de l’efficacité de la dépense publique. Cela ne fait plus sens aujourd’hui d’avoir autant de caisses de retraites et d’assurance maladie : ce mille-feuille social devient chaque jour davantage un facteur de risque et de blocage, plus que de sécurité. Nous devons aller vers des guichets uniques pour simplifier la vie des citoyens et générer des économies, de même que nous devons rationaliser le mille-feuille territorial.
Enfin, nous devons remettre à plat les missions de l’Etat comme les Canadiens ou les Suédois l’ont fait dans les années 1990. En l’occurrence, nous allons avoir besoin, dans les années à venir, de davantage de fonctionnaires dans l’éducation, la santé ou la sécurité, mais moins dans d’autres secteurs grâce à la révolution digitale.
Propos recueillis par Guillaume Duval et Aude Martin pour